ÊTRE DOCUMENTAIRE OU NE PAS L’ÊTRE, N’EST PLUS LA QUESTION

film Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherty

Le premier film documentaire était une fiction

Le cinéma est né avec les frères Lumières et c’est ainsi que l’image animée a commencé à faire partie de notre réalité. Mais il faudra attendre longtemps pour voir naître le premier film documentaire. C’est une drôle d’histoire que celle du film de Robert Flaherty qui immortalisa Nanouk l’Esquimau. A cette époque on tournait en pellicule qui pouvait brûler très facilement, c’est ce qui se passa durant la nuit mettant en péril tous les ruches. Flaherty reconstitua alors toutes les scènes et dirigea Nanouk lui demandant de rejouer ce qui avait été tourné. Et nous voici avec le premier film documentaire qui en fait était une fiction. Flaherty a d’ailleurs été traité à cette époque de manipulateur ce qui n’empêcha pas au film d’avoir du succès.

Point de vue subjectif ou mise en scène ?

Les ouigours de Joris Ivens

Le documentaire s’est toujours imprégné de son grand parent riche le cinéma de fiction mieux financé et mis en avant. Le documentaire a connu de grands noms de réalisateurs, nombreux à immortaliser le réel sur des sujets souvent dramatiques ou tout simplement politiques. Joris Ivens a su avec poésie nous parler de notre monde, le parcourant au gré des amitiés et rencontres avec d’autres cinéastes comme Henry Stork ou encore Robert Flaherty, et finalement Marceline Loridan. Joris Ivens racontera les luttes des pays les plus éloignés de lui et de sa culture. Partisan pourtant du cinéma expérimental il choisira le documentaire pour accompagner ces luttes ou pour honorer des commandes. Robert Kramer a introduit son personnage Doc comme une extension de lui-même pour aller vers les Américains qu’il re-decouvrait après un exil de 10 ans dans Route One. Le dispositif n’étant jamais premier mais restant un moyen de raconter le réel. Doc n’étant pas une manipulation mais plutôt un personnage qui s’invitait dans la vie des protagonistes rencontrés tout en avouant qu’il n’était qu’un personnage inventé par le cinéaste. Quelques femmes également se sont emparées de la caméra ce fut le cas d’Assia Djebar, l’illustre écrivain algérienne qui s’essaya au genre documentaire en y insérant de la fiction purement et simplement dans La Nouba des femmes du mont Chenoua ou plus tard Zerda, ou les chants de l’oubli un film co-écrit avec Malek Alloula son époux. Ces deux films sont libres dans leur ton et leur forme, puisant dans la poésie, le chant et la fiction pour le premier. Agnès Varda s’attaqua également au documentaire dans les années 2000 avec Les glaneurs et les glaneuses après de nombreux films de fiction. Le documentaire est un genre cinématographique propre au réel et le réalisateur Amos Gitaï s’en est emparé pour critiquer à sa façon son pays Israël et la cohabitation impossible avec les Palestiniens, ses premiers films sont censurés. Il prendra également la caméra pour nous montrer le monde capitaliste dans Ananas. Le documentaire tente de nous réveiller et nous révéler les transformations de notre époque ou en témoignant sur ce qu’elle est devenue.

Faire aussi vrai

Entre les murs de Laurent Cantet

Le documentaire, nous le voyons, a eu ses heures de gloire où il était réaliste et témoin à travers un point de vue fort. Même si certains cinéastes ont eu recours soit à de la fiction ou en dirigeant les protagonistes comme si c’était des acteurs, le documentaire a cotoyé également la transformation du film fiction. Les cinéastes de fiction ont voulu scénariser leur histoire comme si c’était du réel. Les frontières deviennent alors de plus en plus minces. Faire jouer à de vraies personnes leur propre rôle, tout en faisant d’eux des comédiens, c’était le cas du film français Entre les murs de Laurent Cantet (adaptation du livre de François Bégaudeau), qui obtient la palme d’or en 2008. Depuis nous constatons que bon nombre de films de fiction s’emparent du genre documentaire en faisant jouer à des protagonistes leur propre rôle, souvent aux côtés d’acteurs comme dans le film Les invisibles de Louis Julien Petit. Beaucoup d’exemples nous montrent que finalement la fiction se veut être vraie quand le documentaire se veut être fictif.


Nanouk était-il conscient qu’il était acteur ?

Les outils en possession des cinéastes, de plus en plus perfectionnés et légers, permettent de s’imposer dans la sphère privée des gens et de composer avec le réel. On est loin des premiers documentaristes qui imposent leur point de vue.
Le documentaire Adolescentes de Sébastien Lifshitz est un bon exemple de cette possession du réel sans avoir l’air d’y être, film qui reçut le césar du meilleur film documentaire en 2021. David Dufresne avec Un pays qui se tient sage utilise le genre documentaire pour nous faire réfléchir sur les violences policières. Des images prises lors du mouvement des Gilets Jaunes sont projetées dans une salle de cinéma et sont commentées par des blessés et mutilés lors de ces mêmes manifestations. Ce qui signifie que nous assistons à une sorte de fidélité au genre documentaire pour dénoncer et faire réfléchir quand d’autres cinéastes s’éloignent d’une façon extrême du réel pour le raconter. Dans ces nouveaux films, le regard est celui d’une caméra voir plusieurs, présentes sans cesse, pour jouer la proximité avec les protagonistes d’une histoire nous rendant témoins, sans présence trop forte du cinéaste.

Documentaire hybride

Les filles d’Olfa de Kaoutar Ben Hania

Depuis que les femmes cinéastes se montrent et dénoncent leur condition, nous découvrons qu’elles sont surtout présentes dans le documentaire. Dernièrement deux films documentaires réalisés par des femmes d’Afrique du Nord, ont reçu l’oeil d’or au festival de Cannes. Il s’agit de Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania et de La mère de tous les mensonges de Asmaa El Moudir. L’un et l’autre sont une reconstitution. Kaouther Ben Hania intègre des actrices et un acteur pour qu’ils incarnent des protagonistes absents et rejouent le passé raconté par Olfa et ses filles. Ce film est un hybride. Il n’est ni un film documentaire ni un film de fiction. La réalisatrice s’invite dans le film et on l’entend diriger les unes et les autres pour reconstituer la vie d’Olfa et ses filles. Le film ne tombe dans le réel que lorsque nous découvrons les actualités et que nous comprenons l’importance de ces évènements. Il est très difficile de saisir que ce qui se transforme devant nous c’est justement le réel. La présence de l’univers des protagonistes, pour justifier la part fictionnelle s’invitant avec force, n’empêche pas de nous interroger sur cette part du réel et de sa représentation. Qui est Olfa dans le point de vue subjectif de la cinéaste ? Elle porte toute la responsabilité de l’éducation de ses filles et à aucun moment il n’est permis d’en douter. Olfa est condamnée, elle a beau tenter de nous dire qui elle est, la présence de la fiction et de sa force nous guide sans cesse vers la réponse qui vient la juger, la condamnation est évidente ! Ses filles ont rejoint les monstres de Daech par sa faute ! Elle leur a préparé le terrain.

La mère de tous les mensonges de Asmaa El Moudir

La mère de tous les mensonges pousse également jusqu’au bout la forme. La réalisatrice aidée par son père construit en miniature son quartier en papier mâché et y introduit des poupées pour jouer le rôle des protagonistes de sa famille et de son quartier. Nous assistons pendant près de la moitié du film à cette construction, accompagnée d’une voix off omniprésente qui nous raconte les évènements car les protagonistes ne parlent pas d’un vécu qu’elle veut leur faire dire. La réalisatrice raconte une histoire politique marocaine, une émeute qui tourne à l’assassinat et aux tortures durant le règne d’Hassan 2. Le seul témoignage vient d’un voisin qui s’empare de ce dispositif pour se libérer du poids du passé. Le film est très réussi du point de vue de la forme, la réalisatrice a recours à des effets spéciaux, les expressions des visages sont bien filmés, et la caméra a su être présente cinématographiquement. D’un point de vue purement documentaire la cinéaste ne réussit pas à faire accoucher de cette part traumatique du quartier si ce n’est en reconstituant en maison de poupées ce qu’elle devait aller chercher derrière les murs. Comme il est dit dans son film hybride « les murs ont des oreilles » mais elle n’a pas su pousser les portes pour libérer la parole. La mère de tous les mensonges est une maison de poupée qui s’arrête à la famille de la réalisatrice sans arriver à la finalité de la vraie raison de ce dispositif. La disparition d’une personne dont il est impossible de parler, la disparition de tout un pan du quartier sans que personne ne puisse se raconter. Notons que le film Nos lieux interdits de Leila Kilani a permis de saisir les paroles des uns et des autres et d’écouter « derrière les murs qui se sont enfin effondrés » grâce à la commission équité et réconciliation. Ce documentaire, pur, a su pousser les portes de quatre familles pour qu’ils disent enfin le malheur d’avoir perdu leur proche. On est en droit de se demander à quoi sert un film documentaire ? Quel est le but d’un film au fond ? C’est très explicite chez certains cinéastes et moins chez d’autres tant la forme l’emporte au risque de parasiter le fond.

Une famille – parler de l’inceste sans cesse

Une famille de Christine Angot

Le film Une famille est un documentaire français de l’écrivain Christine Angot qui devient cinéaste et en même temps protagoniste de son film en revenant sur l’inceste dont elle a été victime. Ce film est d’une très grande force car il partage avec nous la douleur de Christine Angot en nous prenant pour témoins. Son passage dans l’émission de Thierry Ardisson, les railleries de Laurent Baffie, parce qu’elle n’est pas crue, n’est pas considérée comme une victime témoigne d’une époque ! Christine Angot aujourd’hui le dénonce et nous dit que finalement la seule consolation qu’elle pouvait recevoir c’est « Je suis désolée que tu aies vécu tout ça ! ». Cette empathie tant désirée et quémandée, elle finit par la recevoir de sa fille et de nous spectateurs. La réponse de pourquoi fait-on un film documentaire est dans cette urgence ! Faire témoigner les vivants et les morts aussi. Dire la douleur parce que comme le lui signale son avocat, cette histoire dépasse la sphère privée, elle est nécessairement à dire pour nous tous.

Que va devenir le documentaire s’il est aujourd’hui cet hybride n’étant plus tout à fait lui-même ni un autre ? La fiction quand elle se rapproche de lui reste fiction, le documentaire même en y intégrant de la fiction n’est plus documentaire, il tend à devenir ce que l’on imagine qu’il doit être en poussant la forme à l’extrême et en applaudissant et consacrant les cinéastes qui ont sauté le pas d’un autre genre, dit documentaire sans l’être encore. A l’heure des effets spéciaux, des caméras numériques 8K, l’heure est à la forme. Car le fond finalement restera toujours le même, celui d’un réel à questionner.

R.B.E

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